Notes
Lettre à Jane Lombard

Chère Jane,

Comme tu vois, j’ai eu beaucoup de mal à écrire cette lettre. J’ai dû attendre la dernière minute. J’avais besoin d’une urgence. Cette urgence qui me pousse à créer des œuvres en toute circonstance. Comme une ambulance qui doit prendre tous les risques possibles pour sauver une vie. Dans ce cas-là, c’est de ma vie dont je te parle.

J’ai quitté le Maroc définitivement en 1999 à la recherche d’une liberté d’expression impossible à trouver chez moi. J’ai dû couper des liens avec mon père, ma famille, mon quartier et finalement mon pays. J’ai voulu prendre du recul, m’éloigner le plus possible de mon contexte culturel. J’ai voulu expérimenter le monde. Rencontrer les autres. Lire les livres interdits. La découverte de La beat génération et de ses auteurs m’a permis de m’évader. La rencontre avec Paul Bowles à Tanger était décisive. La lecture de Kerouac, Ginsberg, Burroughs, la découverte des calligraphies de Brion Gysin… Toute cette nourriture m’a permis de vivre, d’espérer et de rêver un monde meilleur.

Pendant mes années d’études à Rome, j’ai découvert la petite peinture de Fra Angelico datant du 15ème siècle : la guérison du Diacre Justinien. Les frères Damien et Cosme greffèrent la jambe d’un homme noir sur le corps blanc du Diacre Justinien. Au premier regard sur cette peinture, j’ai compris que j’étais cette jambe noire. J’étais surpris que tout le monde autour de moi ne voit que la perspective, la lumière et la composition de cette peinture. J’étais le seul à voir cette jambe noire. Cette partie de l’autre a vécu au fond de moi et elle a fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Un survivant. Un travailleur immigré. Un exilé permanent.

Je n’ai pas changé de nationalité, je voyage encore avec mon passeport marocain, qui est une œuvre d’art en soi. Ce passeport est rempli de visas de plusieurs pays où j’ai montré mon travail ces dernières années. Le voyage avec un passeport marocain est une aventure. Je ne suis jamais sûr de pouvoir passer une douane. Ajoutant à la fatigue du voyage, le stress des interviews des douaniers aux frontières. Une des expériences les plus traumatisantes pour moi eu lieu à la douane américaine, il y a quelques années. Après trois heures d’interrogatoire, de prises d’empreintes, de photographies d’identité, le douanier m’a présenté une bible et m’a demandé de jurer sur la bible que tout ce que je lui avais donné comme informations sur moi et mes proches étaient justes. Je lui ai dit que si je suis dans cette situation, c’est que je suis supposé être musulman et je ne vois pas pourquoi il me présente une bible pour jurer la vérité.

Sans tenir compte de la remarque que je venais de lui faire, il m’a redemandé de jurer sur la bible, en me regardant fixement dans les yeux cette fois-ci. J’ai posé ma main sur la bible. Il m’a demandé de lever l’autre main et de dire : je le jure. J’ai juré. Je ne voulais surtout pas qu’il m’envoie à Guantanamo sous n’importe quel prétexte. Cet instant-là était pour moi un moment de lucidité extrême. Plus aucune illusion. Je vis dans un monde que je n’arrive pas à comprendre.

Bien sûr le douanier ne faisait que son travail, et son travail lui demandais d’avoir le plus peur de moi. Sa peur m’a fait mal au cœur, je la porte comme une cicatrice encore aujourd’hui. Je voulais l’aider, mais je n’ai pas réussi. Plus j’essayais de le rassurer, plus je devenais suspect à ces yeux.

Chère Jane,

Je ne suis qu’une petite poussière dans cette machine. Une jambe noire greffée sur le corps d’un autre. Ce que je te raconte dans cette lettre, n’est rien devant ce qu’endurent les milliers de réfugiés qui côtoient la mort espérant un monde meilleur pour eux et leurs enfants. J’ai toujours pensé que l’Amérique pouvait être ce monde. Ce cœur capable de nous accueillir tous et de nous réchauffer. Mes illusions se sont évaporées le soir de l’annonce des résultats des dernières élections. Ma déception était énorme. Je me suis rendu compte que peut être nous ne verrons jamais plus ce monde libre dont nous avons tant rêvé.

Aujourd’hui, je n’ai plus la force, ni le courage, de m’offrir à un douanier terrorisé devant un pauvre artiste arabe. Je sais que la situation des immigrés aux Etats Unis a empiré depuis les dernières lois sur l’immigration. Que le passage des frontières est de plus en plus difficile. Cette fois-ci je serai incapable de jurer sur n’importe quel livre saint, ni accepter d’autres humiliations. Je dois protéger le peu d’espoir qu’il me reste. Cet espoir est ma survie.

J’ai confiance en toi pour présenter mon travail au public de la galerie. J’espère un jour trouver le courage de venir te voir.

mounir fatmi

18 aout 2017